Françoise Vergès se heurte aux codes rigides depuis sa période estudiantine
Décorée du Chevalier de l’ordre national de la Légion d’honneur en 2010 en tant que présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, Françoise Vergès, politologue et militante féministe, s’épanche sans filtre à la Woman Mag.
Françoise Vergès, est baignée dès sa plus tendre jeunesse dans la politique et le militarisme de ses parents, mais aussi par le féminisme de sa mère. Son père, le communiste Paul Vergès, parti en clandestinité de 1964 à 1966, sa famille subit la répression par l’Etat. Toutefois, elle reconnait avoir eu une belle enfance à la Réunion. Adolescente, elle est fortement marquée par la société coloniale des années 1960, une problématique qui la poursuivra toute sa vie. À l’âge de 16 ans, elle quitte l’île de son enfance, pour passer son baccalauréat en Algérie, où elle loge chez son oncle Jacques Vergès, puis chez Henri Ginoud, l’auteur du célèbre Salaire de la peur. C’est à cette époque qu’elle voue une admiration pour le combat de libération mené dans ce pays d’Afrique du nord. Puis, après un passage en métropole, elle part aux Etats-Unis travailler. Dans une situation illégale, sans papiers, elle décide de tout régulariser pour suivre des études.
Elle déclare : « Entreprendre des études alors qu’on n’a plus 20 ans était dans les années 1980, non seulement tout à fait possible mais accepté aux Etats-Unis, je ne pense pas que j’aurais pu le faire aussi facilement en France. Il y avait des départements d’études féministes, African-American, Asian-American, Latin-American, qui permettaient de faire des recherches qui n’étaient pas euro-centrées et c’était vraiment la base pour moi. C’était très stimulant et j’ai beaucoup appris. Je devais travailler tout en étudiant mais c’était encore possible, on n’avait pas encore atteint l’actuelle extrême privatisation des universités ». Après cette période estudiantine, elle a dû s’écarter des concepts qui lui ont été enseignés et elle l’exprime ainsi : « J’ai dû réapprendre à regarder, écouter, sentir, car nous perdons une grande partie de nos capacités sensibles à l’école. On apprend à ne pas voir ce qui est pourtant sous nos yeux, à ne pas écouter avec attention sauf ce qui fait autorité. J’ai appris à dénaturaliser les choses, à chercher ce qui se cache derrière les habitudes et les règles bien ancrées. Pourquoi toujours chercher la petite bête ? À ne pas écouter ceux qui vous disent qu’il ne faut pas se faire remarquer, qu’il faut être respectable quand les normes de cette respectabilité sont dictées par les puissants ».
En revanche, elle reconnaît que des femmes réunionnaises telles qu’Odette Mofy, Isnelle Amelin, ou encore Imelda Grondin, ont contribués largement à son éducation féministe.
De retour en France, après avoir enseigné quelques temps en Grande-Bretagne, Françoise Vergès débute sa carrière d’écrivain et d’essayiste. Très engagée, elle s’intéresse principalement aux problématiques de l’esclavage colonial. Après une belle production littéraire sur le sujet, elle publie en 2017 Le ventre des femmes de la Réunion.
La Woman Mag l’a interrogée sur ses motivations qui l’ont amenée à écrire cet ouvrage, qui révèle un scandale dans une clinique à Saint-Benoit, où près de 8000 femmes ont subi un avortement forcé ou une stérilisation dans les années 1970. Elle explique avec grande verve : « J’avais entendu parler de cette histoire par ma mère Laurence Vergès qui était militante à l’Union des Femmes de La Réunion et ces milliers d’avortements et de stérilisations sans consentement sont un vrai scandale d’état. Ce dernier a non seulement fermé les yeux sur ces actes mais les a même encouragés avec sa politique contre la surpopulation de l’île… Le fait que le même état ait deux politiques contraires vis-à-vis de la reproduction ne m’est pas apparu comme un accident mais comme le résultat d’un choix politique. Les préjudices coloniaux et raciaux faisaient que des bébés avaient le droit de naître et d’autres pas, des femmes avaient le droit d’avoir des enfants et d’autres pas. Certes, en France ou dans les outre-mer, les femmes n’avaient pas d’autonomie de décision, mais dans le cas de La Réunion, cette histoire était non seulement emblématique du rapport de l’état patriarcal envers les femmes mais aussi de la relation entre la France et les terres dites d’outre-mer et leurs peuples. Une relation dans laquelle les siècles d’esclavage et de colonialisme pèsent. Finalement, c’était emblématique d’un féminisme français qui ne tenait pas compte des femmes qui, dans la même république, restaient perçues comme sans voix, sans désir propre, parce qu’appartenant au monde qui a été sous statut esclavagiste et colonial. Ce féminisme qui se veut universel mais reste franco-français. C’est une question qui reste actuelle, comme le prouve les critiques que des afro-féministes, des féministes islamiques, des féministes décoloniales et antiracistes font aujourd’hui à ce féminisme ». Françoise Vergès a toujours été intéressée par la manière dont les systèmes de domination fonctionnent et comment les résistances se créent et se développent. Elle déclare : « Je dois dire que la situation de La Réunion n’a cessé d’être pour moi un terrain de réflexion et d’analyse, même si je n’y vis pas depuis plusieurs années ».
Durant son parcours, Françoise Vergès avoue sans complexe que sa vie familiale n’a pas été un frein à ses envies. Elle l’évoque en précisant : « Je dirais plutôt que j’ai osé faire des ruptures alors que je n’étais pas sûre de savoir où j’allais. Mais je n’ai pas eu d’enfants donc je n’ai pas eu cette responsabilité, qui peut retenir une femme… Le monde du travail ne tient pas compte du fait que ce sont les femmes qui portent la responsabilité du monde domestique et que ses horaires, salaires, et responsabilités vont à l’encontre de la vie professionnelle des femmes ». Mais surtout, elle admet qu’elle a bénéficié de l’éducation de ses parents qui l’ont soutenue dans toutes ses initiatives, même si ces dernières ont pu parfois leur paraître impulsives. Elle le reconnaît en s’exprimant ainsi : « Cela m’a donné confiance. J’ai aussi compris, grâce à l’activisme de mes parents et du peuple réunionnais, que beaucoup de difficultés ne sont pas naturelles, ce n’est pas comme la terre qui tourne autour du soleil. Les difficultés sociales et culturelles sont le résultat de choix politiques et il faut se battre pour plus de la justice ». Elle a également reçu du peuple réunionnais et de la culture réunionnaise la capacité d’être ouverte et curieuse à la diversité des situations et à d’autres cultures, qui lui ont permis de s’adapter assez facilement. Cependant, elle regrette ne pas avoir eu de poste en France parce qu’elle n’épouse pas l’universalisme qui en est la norme. Elle confie : « Mon activisme ne plaît pas toujours, ni ma volonté de faire en sorte que l’institution confronte son racisme, sexisme, mépris de classe ».
François Vergès pense que « La Réunion a de grandes possibilités mais elles sont entravées, encore que des initiatives et des projets existent ou prennent forme chaque jour ». Elle conseille aux jeunes filles et aux femmes réunionnaises en alléguant « d’être fières de leur pays, de leur culture et des combats de leur peuple, de ne jamais accepter d’être humiliée, effacée, mise sous silence ». Elle ajoute : « Créer des collectifs est essentiel, on ne peut pas s’en sortir seule ou alors en adoptant un individualisme égoïste – du style je m’en suis sortie, les autres n’ont qu’à faire des efforts, si on veut, on peut. Cet individualisme égoïste, j’en reconnais l’existence mais je le combats. Je suis admirative de toutes les initiatives collectives qui visent à transformer les choses, même les plus basiques, car ce n’est pas donné. Il faut des qualités pour réussir cela, être prête à surmonter les divisions, les égos, les tensions, trouver de la joie et du bonheur dans l’action collective. Les personnes qui le font disent toutes combien ça les change, combien ça leur apporte, surmonter l’isolement, le sentiment d’être seule dans cette situation. Tout d’un coup, les choses prennent sens ». Elle-même a, le 3 octobre 2018, signé une tribune collective appelant à participer aux deux journées de mobilisation organisées par des associations se réclamant de « l’antiracisme politique » et groupées sous le nom de « collectif Rosa Parks », pour « protester contre les inégalités structurelles, le racisme, la ségrégation et le mépris permanent ».
Considérablement occupée par la scène publique, Françoise Vergès prend malgré tout du temps pour ses loisirs. Elle aime, particulièrement cuisiner pour ses amis, elle fait de la couture, elle lit beaucoup de littérature et d’essais, et voyage pour son plaisir ; soit une vie bien remplie !